Le Recteur de l’Université d’État d’Haïti (UEH), Fritz Deshommes, a participé, aux côtés de Vijonet Demero, Recteur de l’INUFOCAD et de Patrick Attié, Directeur de l’ESIH, à un webinaire organisé par l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) le lundi 18 mars 2024. Le thème de ce webinaire réalisé dans le cadre du mois de la Francophonie était : « En quoi la Francophonie pourrait aider Haïti à franchir cette étape cruciale de son histoire ? ». Le professeur Deshommes a mis sous les projecteurs les causes profondes de la descente aux enfers du pays. Attié ne voit pas de développement économique en Haïti sans la science et la technologie. De son côté, Demero a souligné l’importance d’un lien entre le politique et le scientifique.
Dans son intervention, le Recteur Fritz Deshommes a évoqué l’importance d’Haïti pour la Francophonie et pour l’humanité. Il a rappelé qu’Haiti constitue l’un des membres les plus pertinents de la communauté francophone. Le professeur Deshommes a aussi souligné les apports significatifs d’Haïti dans la création de certains États francophones, dans la défense et la promotion de la langue française, entre autres.
L’auteur de « Ce pays qui s’ignore » a affirmé qu’en ce moment de chaos généralisée Haïti a grand besoin de cette communauté en qui elle a tant contribué, à travers des apports intellectuels, matériels, diplomatiques et politiques, pour sa création et son renforcement.
Réagissant sur les causes profondes de la descente aux enfers du pays, il a souligné que la situation en Haïti est l’épiphénomène de problèmes plus structurels. Selon lui, cette situation s’enracine par-delà les causes de nature conjoncturelle dans l’histoire de ce pays qui a conduit la première révolte d’esclaves ayant abouti à la construction d’un État d’hommes et de femmes libres. Haïti, suite à cet exploit, a-t-il poursuivi, a connu les blocages de toutes sortes dont embargos récurrents, mises au ban répétées et rançonnement multiples.
Le numéro 1 de l’UEH montre qu’Haïti qui a contribué à la libération d’autres peuples et qui a fait preuve de volonté de s’affirmer et de s’imposer au sein de la communauté des nations se voit privée de tous les moyens financiers pour œuvrer à l’intégration nationale. Les résultats de ce rendez-vous manqué avec une véritable construction d’une communauté internationale sont, a-t-il renchéri, les criantes inégalités économiques et sociales, les immenses déficits de l’offre publique en termes d’éducation, de santé, d’eau potable, d’assainissement, d’énergie, entre autres. C’est ce que M. Deshommes appelle un mélange d’exemplarité historique et de non-nontégration sociale.
Selon l’auteur de « Vie chère et politique économique en Haïti », cette non intégration sociale s’est soldée par les crises sociopolitiques à répétition, les dysfonctionnements provocateurs de crises politico-institutionnelles, le classement du pays dans la catégorie des Pays Moins Avancés (PMA), les tendances lourdes à l’émigration des jeunes haïtiens, la corruption des dirigeants étatiques et à chaque fois l’intervention étrangères pour remettre de l’ordre entre guillemets. « Il faudrait même parler d’interventionnisme, car souvent les Haïtiens n’ont même plus le privilège de prendre les décisions qui les concernent ni de choisir leurs dirigeants. C’est cet interventionnisme sempiternel et multiforme qui a empêché le pays, à plusieurs moments de son histoire, de trouver sa voie ou de cheminer dans la voie qu’il s’est choisie », a-t-il déploré.
En réponse à la question liée à ce que pourrait faire la Francophonie pour aider Haïti à franchir cette étape cruciale de son histoire, le Recteur a plaidé en faveur de la mobilisation de cette agence en faveur du pays. Ainsi, il a invité les Etats membres, observateurs et associés, leurs sociétés civiles et les instances dirigeantes de la communauté de la Francophonie à participer à la transformation d’Haïti en une terre de référence et de réalisation des grandes missions de la francophonie, à savoir la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme ; l’appui à l’éducation et à la formation ; le développement de la coopération économique au service du développement durable, entre autres.
Concernant l’assistance internationale requise depuis octobre 2022 pour aider le pays à s’en sortir d’une crise sécuritaire aigue, le recteur a interpellé la Francophonie. « Dans le cadre de la solidarité francophone, l’OIF ne pourrait-elle pas promouvoir la signature d’accords bilatéraux avec un ou plusieurs de ses 88 Etats membres, observateurs et associés pour l’octroi d’appuis spécifiques aux Forces Armées d’Haïti et à la Police Nationale d’Haïti en termes d’assistance technique, de matériels appropriés, de protection de la population, de contrôle des frontières, de lutte contre la criminalité, contre le terrorisme et les trafics illicites de toutes sortes », s’est-il demandé.
Selon le recteur, pour permettre à Haïti de franchir cette mauvaise passe, la Francophonie pourrait également accompagner la société haïtienne dans la mise en œuvre de son Projet national, encourager la France à lancer un signal majeur en s’engageant à restituer la dette de l’indépendance. Et pour paver la voie à cet accompagnement solidaire, il pense que la francophonie devrait œuvrer pour un changement du regard, de la vision de certains pays concernant la Première République Noire du Monde.
Il n’y aura pas de développement économique en Haïti sans la science et la technologie, selon Patrick Attié
Pour le Directeur de l’École Supérieure d’Infotronique d’Haïti (ESIH), Patrick Attié, la fuite des cerveaux existant depuis très longtemps en Haïti comme un handicap pour l’avancement du pays. « Haïti est en train de se vider très rapidement de sa matière grise », a-t-il déploré, soulignant qu’on ne peut mettre en place des politiques de développement sans avoir un minimum de matières grises formées dans un pays.
Haïti n’a, d’après Attié, presque plus d’ingénieurs alors qu’aucun pays ne se développe sans avoir une masse critique d’ingénieurs pour pouvoir résoudre certains problèmes, produire des valeurs ajoutées, fabriquer et construire pour le développement économique. Dans le cas d’Haïti, il a noté également une carence de personnes qui s’engagent dans la recherche scientifique, tandis qu’il existe une très forte corrélation entre une masse critique de chercheurs dans des domaines scientifiques et techniques dans un pays et le développement économique de ce pays.
Toutefois, le professeur Attié a indiqué qu’il y a sur l’intelligence artificielle un train dans lequel Haïti peut monter au lieu de le laisser passer. Sinon, les Haïtiens vont devenir des clients consommateurs pour ceux qui produisent des solutions basées sur cette intelligence artificielle. Il pense qu’il est encore temps pour Haïti de développer des compétences dans ce secteur transversal qui a derrière lui un marché économique énorme.
« Il n’y aura pas de développement économique en Haïti sans la science et la technologie », a réitéré le Directeur de l’ESIH, soulignant que la Francophonie pourrait aider Haïti à accroître sa masse critique d’ingénieurs dans différents domaines, développer une stratégie pour la science et développer une véritable recherche scientifique.
Vijonet Demero souligne l’importance d’un lien entre le politique et le scientifique
De son côté, le Recteur de l’Institut Universitaire de Formation des Cadres (INUFOCAD), Vijonet Demero, a précisé que la Francophonie n’est pas un lieu, ni une institution, ni un personnage puissant qu’on va inviter à venir en Haïti pour nous aider à résoudre nos problèmes sociopolitiques et économiques. D’après lui, la Francophonie, c’est d’abord un concept, un concept à s’approprier, à développer et à utiliser par les décideurs politiques et les universitaires haïtiens pour nous aider à résoudre de part nous-mêmes nos problèmes. Car, a-t-il poursuivi, l’étranger ne va pas le faire à notre place.
« C’est à nous de créer des dispositifs pour pouvoir résoudre nos problèmes. Et là, il faut faire appel à la science », a insisté M. Demero, indiquant que la science n’est pas seulement utile aux pays développés, mais elle peut aussi aider au développement et à la paix de pays pauvres, à condition de s’adapter aux réalités et logiques du terrain.
Pour le professeur Demero, le paradigme actuel du développement est que l’avenir appartient aux seules sociétés de savoir, c’est-à-dire toute société qui ne s’investit pas dans la science est appelée à disparaitre. « Il ne suffit plus en effet que les sociétés ou du moins les individus prouvent leur capacité à faire de la science et à concevoir des objets scientifiques, on doit passer désormais à la production de produits finis, à l’industrialisation. Il faut établir un lien entre le politique et le scientifique », a affirmé le numéro 1 de l’INUFOCAD.
Dans ce contexte, Vijonet Demero croit que les responsables politiques en charge de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche ont plus que jamais besoin de se concerter afin de transformer les défis en opportunités. Pour ce faire, il encourage un plaidoyer commun politicoscientifique en faveur de la promotion de la science en Haïti.
Le Recteur de l’INUFOCAD a recommandé aux autorités concernées de renforcer la coopération internationale pour le bien commun en Haïti et favoriser la communauté de pratique afin de transmettre davantage les expériences et les connaissances existantes au sein de la communauté scientifique haïtienne. Il les a invité à mobiliser et valoriser l’expertise francophone au niveau national, valoriser les chercheurs, les professeurs et les étudiants, et permettre à l’intelligence collective de s’exprimer en créant des espaces communs de réflexion et de protection scientifique.
Notons que ce webinaire a été organisé dans un contexte où le pays fait face à une recrudescence de l’insécurité. Des groupes armés font régner la loi de la terreur dans le pays, particulièrement à la capitale de Port-au-Prince. Dans ce contexte, Haïti a besoin plus que jamais du support de la communauté internationale pour l’aider à se sortir du bourbier.